L’ancien numéro un chinois Jiang Zemin est décédé, mercredi 30 novembre, à Shanghai, à l’âge de 96 ans, a annoncé l’agence d’État Chine nouvelle. Il n’était pas le plus connu des grands leaders politiques de la Chine contemporaine, mais les changements qu’il a accompagnés dans son pays ont donné une dimension historique à ses choix. Il a, le premier, incarné le visage actuel de la République populaire de Chine. Celui d’une superpuissance de tout premier plan.
Lorsque son heure est arrivée, les commentateurs parlaient de lui comme d’un apparatchik du Parti communiste chinois, sur lequel peu de gens auraient misé. Jiang Zemin a percé tard, après la cinquantaine, et la lenteur de son ascension aurait pu l’empêcher d’incarner une nouvelle génération à la tête de son pays. Mais les événements de la grande histoire en ont finalement décidé autrement.
Au début des années 1980, le futur numéro un de la République populaire de Chine, qui s’intéresse à l’économie, est vice-président de la commission du Parti pour les investissements étrangers, une thématique clé. Il devient par la suite vice-ministre, puis ministre de l’Industrie électronique, autre thématique clé, avant de prendre la mairie de Shanghai, en 1985. C’est un tournant ; deux ans plus tard, en 1987, il entre au bureau politique du comité central du PCC.
Jiang Zemin va finalement se retrouver propulsé au cœur de la machinerie. Quasiment sans transition, à nouveau deux ans plus tard, en 1989, il devient secrétaire général du Parti communiste chinois en juin, puis président de commission militaire centrale du PCC en novembre. Une double casquette qu’il conservera jusqu’aux années 2000, et qu’il cumulera avec celle de président de la République à partir de 1993. Il possède dès lors « les trois couronnes ».
Cette concentration des pouvoirs entre les mains d’un homme, qui a de nouveau cours aujourd’hui sous Xi Jinping, constitue à cette époque une première depuis Mao Zedong. Alors, comment cela a-t-il pu arriver ? Comment cet ingénieur de l’ombre sans grand charisme est-il devenu si brusquement le visage d’une Chine de plus en plus conquérante dans la mondialisation, et à qui l’on continuera ensuite de prêter une immense influence dans les arcanes pékinois sous les présidences Hu Jintao et Xi Jinping quasiment jusqu’à sa mort ?
Le récit d’une ascension non programmée
D’où Jiang Zemin a-t-il tiré sa légitimité ? Tiananmen. C’est bien le tragique massacre d’une multitude d’étudiants pro-démocratie, le 4 juin 1989 en face de la Cité interdite, sur la plus célèbre des places de la capitale, qui a disqualifié tous les rivaux politiques de cet enfant de la province côtière du Jiangsu. Ces événements lui ont dégagé la voie, le transformant en consensus qui allait sauver le régime dans ce moment de soubresauts au sommet du pouvoir.
En 1989, au moment de la répression, la Chine est encore entre les mains d’un vieil homme, Deng Xiaoping, fragilisé depuis 1986 par la chute de son premier dauphin, Hu Yaobang, qui disparaît en 1989 – ce qui provoque le mouvement. Deng est un monument national : successeur de Mao, il a réorienté le régime vers la réforme économique, donnant au pays un visage hybride entre communisme et capitalisme. Au crépuscule, autour du « petit timonier », l’une des figures montantes du PCC s’appelle alors Zhao Ziyang. Il est secrétaire général du Parti. Une autre s’appelle Li Peng. Il est Premier ministre. Les deux ambitions vont se percuter au profit de Jiang Zemin.
Le conservateur Li Peng incarne une ligne dure, et suggère des mesures répressives à Deng face au mouvement de Tiananmen. Lors d’une réunion avec des représentants étudiants, en direct à la télévision, il fait la sourde oreille face à leurs revendications. Le réformateur Zhao Ziyang, à l’inverse, est favorable à des négociations. Il ira jusqu’à descendre sur la place Tiananmen pour discuter avec les manifestants et leur passer un message d’apaisement, là encore sous les caméras.
La souplesse de l’un provoquera sa perte, puisque Zhao Ziyang sera déchu et passera le restant de ses jours en résidence surveillée – il meurt en 2005. La poigne de l’autre lui servira à s’imposer d’abord, certes ; mais en conduisant pour Deng la répression du mouvement, Li Peng se condamnera ensuite à une impasse personnelle. Le sommet du pouvoir chinois se met alors, bon gré mal gré, en quête d’un troisième homme, d’une incarnation assez forte et consensuelle. Le témoin est rapidement transmis au discret Jiang Zemin.
Jiang Zemin à l’épreuve du pouvoir
Habile pendant la crise de Tiananmen, Jiang aura su rester solidaire avec la ligne du chef jusque dans la répression traumatisante du mouvement estudiantin, tout en gardant la virginité d’un homme fraîchement arrivé. Il devient un point d’équilibre dans un PCC aux abois, désireux de réaffirmer avec autorité, à long terme, sa place centrale dans la vie des Chinois. C’est ce qu’il se passe. Sous l’impulsion du nouvel arrivant, le consensus s’installe par la force : aucun conflit interne du bureau politique ne devra jamais plus filtrer.
Les temps sont alors agités partout autour de la Chine populaire, et la chute du Mur de Berlin, puis de l’URSS, enterrent définitivement toute velléité de réforme politique, revendication majeure de Tiananmen. En interne, Jiang Zemin s’appuie dans un premier temps sur les conservateurs pour assoir son influence. « Le précepte maoïste « il faut être rouge avant d’être expert » redevient le mot d’ordre dans chaque entreprise, administration ou université. L’économie de marché est quasiment supprimée », commentent les auteurs du documentaire Chine, le nouvel empire.
Mais tout aussi habilement, à contre-pied, Jiang Zemin reprend dès les années suivantes à son compte les dernières volontés politiques et économiques de Deng Xiaoping, des vues plus flexibles. C’est la ligne qu’il défend à l’occasion du XIVe congrès du PCC en 1992. Il entérine alors le nouveau « socialisme à la chinoise » cher à son prédécesseur, entre toute-puissance du Parti et impératif de poursuivre la croissance, par l’économie de marché, pour sortir le pays du repli et du sous-développement. Le tout, en protégeant le secteur industriel d’État.
La figure tutélaire, Deng, meurt en 1997. Alors, c’est Jiang Zemin qui incarne le nouveau consensus en Chine, son Premier ministre Zhu Rongji se chargeant, quant à lui, d’incarner la ligne réformiste. Pékin se lance dans la recherche de la productivité et des bénéfices, dans un capitalisme débridé fait de privatisations, de dégraissages et de faillites. Les protections sociales reculent, les droits fondamentaux au travail également. Les premiers travailleurs migrants apparaissent. Ils sont de nos jours des centaines de millions.
La Chine des milliardaires est en marche. Jiang laissera une doctrine derrière lui, évoquée pour la première fois en février 2000, posée dans le marbre en 2001, lors du 80e anniversaire du PCC. « Notre Parti, dit-il, doit toujours représenter les demandes de développement des forces productives progressistes chinoises, représenter l’orientation de la culture d’avant-garde et représenter les intérêts fondamentaux de la majorité de la population du pays. »
C’est la théorie des « trois représentations », visant à intégrer les élites économiques dans l’appareil du PCC. Elle sera ajoutée aux statuts du Parti en 2002, puis dans la Constitution en 2003.
Le premier à incarner Chine d’aujourd’hui
Sous le règne de Jiang Zemin, la Chine populaire se réaffirme avec force dans un monde en mutation, avec notamment la rétrocession de Hong Kong, et de sa puissante Bourse financière, par le Royaume-Uni en 1997. Puis avec l’entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Parallèlement, le pays passe, de 1989 à nos jours, d’environ 20 milliards de dollars constants estimés en dépenses militaires, à plus de 200 milliards de dollars constants actuellement, selon les chiffres du SIPRI. Et de garder, bien sûr, sa place permanente au Conseil de sécurité de l’ONU.
Jiang Zemin et « ses célèbres lunettes rectangulaires en écaille », comme le décrivait RFI il y a quelques années, place ses « hommes de Shanghai » aux responsabilités au sein des institutions civiles et militaires. Il arpente le monde, en leader conquérant avec lequel chacun veut signer des contrats. Il noue des liens forts au passage.
La France vend alors des Airbus à la Chine. Jacques Chirac est tout sourire. Mais un soir de 1999, le public français ne retiendra de Jiang Zemin que sa valse endiablée avec Bernadette, épouse Chirac, au son d’un accordéon corrézien. Marque d’estime : le président chinois rend visite au président français dans son château de Bity (Corrèze).
C’est enfin Jiang Zemin qui acte l’interdiction du renouvellement des mandats des responsables du Parti. Son propre retrait intervient en 2003. Jusqu’à l’année suivante, il garde son poste de président de la Commission militaire, afin de partir en douceur. Mais la vraie transition, la passation des pouvoirs, il ne la contrôlera pas plus que ses prédécesseurs n’avaient pu contrôler la leur, ou que ses successeurs ne le pourront par la suite. C’est ce qu’explique, sur le site d’information Asialyst, le chercheur Alex Payette, spécialisé sur le Parti-État chinois et ses élites.
Bon gré mal gré, Hu Jintao prendra la relève, revitalisant au pouvoir les préceptes politiques du philosophe Confucius dans les années 2000. Puis ce sera l’ère Xi Jinping, l’homme à poigne, qui reléguera peu à peu Jiang Zemin au rôle d’intriguant hors d’âge des arcanes de l’ombre, le vieux doyen à qui l’on prête toutes les manigances, et que l’on essaie d’annihiler tout en le montrant pour les grandes occasions. Dans les dernières années de sa vie, les observateurs chroniqueront sa baisse d’influence progressive, sous l’impulsion de M. Xi.
Depuis son accession au pouvoir, lorsque Xi Jinping parle des tigres et des mouches, autrement dit des puissants dirigeants corrompus et des petits bureaucrates qui permettent à la corruption de prospérer, on a pris l’habitude de penser à Jiang Zemin, tant il incarnait la figure du tigre par excellence. Malgré des soupçons gigantesques le concernant, concernant tout son clan, sa famille, ses alliés, malgré la chute de proches aussi dans la lutte anticorruption, néanmoins, il n’aura jamais été inquiété personnellement par son puissant successeur.
Signe que même à un âge très avancé, Jiang Zemin continuait au mieux d’être respecté au sein du Parti, au pire d’y être redouté. L’héritage du briscard est immense, tant la Chine et son Parti-État, plus grande formation politique au monde avec ses dizaines de millions de membres, dans la nation la plus peuplée de la Terre, ont changé de nature et de dimension depuis que le discret Jiang en a pris un jour les rênes.