Turquie: «Vingt ans après son arrivée au pouvoir, Erdogan n’est plus en phase avec les jeunes

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Il y a vingt ans jour pour jour, le 14 mars 2003, Recep Tayyip Erdogan accédait au pouvoir en Turquie. En 2023, le président turc espère emporter un nouveau mandat lors de l’élection présidentielle qui aura lieu le 14 mai 2023. Mais le conservateur est en position délicate face à une opposition qui a réussi à désigner un candidat unique. Entretien avec Jean Marcou, professeur à Sciences-Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.

RFI : Tremblement de terre du 6 février, difficultés économiques, décrochage dans les sondages : 20 ans après son arrivée au pouvoir, l’étoile du président Recep Tayyip Erdogan a-t-elle pâli auprès des électeurs turcs ?

Jean Marcou : Elle a pâli pour différentes raisons. Il y a bien sûr la crise économique qui frappe la Turquie depuis maintenant plusieurs années avec une inflation qui est très importante et une dévalorisation de la monnaie qui est permanente. Il y a effectivement un léger mieux au cours des derniers mois, mais l’inflation reste à plus de 50% – et était à plus de 80% selon les chiffres officiels à la fin de 2022. En dépit de cette stabilisation, la question économique reste vive et inquiétante pour les Turcs.

Ensuite, il y a eu bien sûr cette terrible catastrophe, le séisme qui a dévasté le Sud-Est de la Turquie le 6 février et qui a frappé 11 provinces et plusieurs millions d’habitants. Actuellement, il faut bien voir qu’il y a une grande partie de la population turque qui s’est installée dans des camps de tentes ou dans des camps de conteneurs, il y a donc une situation assez exceptionnelle. Est-ce que cette situation va accroître le déclin de la popularité d’Erdogan ? Ou, au contraire, est-ce qu’elle va restaurer un petit peu son image de père des Turcs ? C’est toute la question qui est posée par ces élections et c’est ce qui sera au cœur sans doute de la campagne électorale.

Enfin, il y a quand même l’usure du pouvoir qui joue malgré tout après 20 années restées au pouvoir. On sait que lors des prochaines élections, il va y avoir des jeunes électeurs qui ont toujours connu Erdogan au pouvoir et qui ne sont plus mobilisés sur les thèmes qui avaient conduit à sa victoire et à son maintien au pouvoir.

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Cela veut dire que le président turc n’est plus en phase aujourd’hui avec une partie de la société turque, alors qu’il l’était il y a de cela vingt ans ?

Il y a vingt ans, Recep Tayyip Erdogan était en quelque sorte le représentant de ces classes néo-urbaines qui s’étaient installées dans les grandes villes de Turquie au cours de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier lors des deux dernières décennies. Il représentait ces nouvelles générations qui se retrouvaient en ville, qui n’étaient pas reconnues par les élites turques et qui aspiraient, elles aussi, à une vie meilleure. Il a su joindre les attentes de ces classes néo-urbaines avec un électorat plus rural qui est traditionnellement conservateur.

Mais aujourd’hui, la Turquie est un pays urbanisé à 75 %, c’est donc dans ces grandes villes que se jouera le scrutin… Et en même temps, ces néo-urbains ont changé, ils ont eu des enfants et ces enfants n’ont plus en tête les thèmes mobilisateurs qui étaient ceux de Recep Tayyip Erdogan. Par exemple, l’accès des filles voilées aux universités, le développement d’un certain nombre de services publics urbains qui ont été des acquis de Recep Tayyip Erdogan.

Aujourd’hui, tous ces acquis sont un peu derrière ces nouveaux turcs. Et je crois que désormais le président turc représente un petit peu le passé, même s’il essaye d’incarner l’avenir en disant qu’il va être l’homme du siècle et du centenaire de la République. Il n’est plus tout à fait en phase avec ces nouvelles générations qui ont vécu l’Internet et le développement des réseaux sociaux, ainsi qu’une certaine internationalisation des modes de vie et des villes. Je crois donc qu’en effet, il y a un certain déphasage de Recep Tayyip Erdogan avec cette nouvelle génération. Et il faudra voir comment cette nouvelle génération va voter dans le contexte actuel.

Le contexte avec le séisme du 6 février et les difficultés économiques ne lui sont pas favorables. En revanche, la politique étrangère et le positionnement turc à l’international peuvent lui être bénéfiques dans ces élections ?

Cela peut être bénéfique, en particulier dans le dossier ukrainien. Sa politique a été une politique de grand écart entre ses alliances occidentales et son amitié avec Vladimir Poutine et la Russie. Grand écart également entre son allié ukrainien et son voisin russe ! Et cela lui a permis finalement d’être le seul acteur qui a réussi non pas à faire dialoguer les deux pays en guerre, mais à obtenir une convergence sur deux thèmes : l’exportation des céréales par la mer Noire et les échanges de prisonniers.

Or, il faut garder en tête que les Turcs ont plutôt eu l’habitude, avec la politique de Mustapha Kemal, de ne pas s’impliquer dans les conflits – ainsi, ils n’ont pas participé à la Seconde Guerre mondiale notamment. Et, ces dernières années, la politique extérieure très offensive suivie par Recep Tayyip Erdogan, qui a conduit à plusieurs interventions militaires en Syrie, inquiétaient un peu la population. Donc, je dirais que cette position de médiateur qu’a eu le président turc dans la guerre en Ukraine peut sans doute lui rapporter des voix lors du prochain scrutin.

Recep Tayyip Erdogan a-t-il d’autres outils pour rester au pouvoir, comme le contrôle de la presse ou du système judiciaire ?

Oui, bien sûr. Il y avait encore lors des précédentes élections un groupe médiatique, le groupe Dogan, qui était effectivement d’opposition et donc il y avait une presse qui était beaucoup plus libre, beaucoup plus ouverte. C’est indiscutablement aussi une force du gouvernement actuel que de « tenir » la presse pro-gouvernementale et même d’une certaine manière la presse généraliste – qui continue à offrir une petite différence, mais qui n’est pas véritablement une presse d’opposition.

Cela va sans doute jouer lors des élections même s’il y a désormais les réseaux sociaux, la presse en ligne, le fait aussi que l’information est malgré tout internationale.

Il y a aussi l’atout judiciaire. Parce que Recep Tayyip Erdogan n’a eu de cesse de réformer la justice au cours de ces deux dernières décennies et l’on peut se demander notamment ce que feront les grandes cours de justice. Il peut y avoir malgré tout des contentieux dans cette élection.

Or, on a bien vu qu’il y a eu des contentieux importants en 2019, lors des élections municipales, en particulier dans les grandes villes, comme à Istanbul, où le scrutin a été annulé pour des raisons qui étaient contestables. Donc les cours peuvent intervenir et jouer un rôle important. Avec le développement de ce pouvoir d’État dans les institutions publiques et dans les institutions, le gouvernement a sans doute une carte qui peut servir le cas échéant.

Une autre incertitude, c’est le positionnement du HDP, le parti pro-kurde, qui pourrait être interdit d’ici aux élections ?

D’autant que le sort judiciaire du HDP est devant la Cour constitutionnelle, qui a récemment retardé les auditions. Que va-t-il donc advenir de ce parti avant et après les élections ? Nul ne le sait alors même que ce parti est quand même une sorte de « faiseur de rois » dans l’élection : il est crédité par les sondages de plus de 10% des intentions de voix, il est le troisième parti au sein du Parlement, et son candidat est arrivé en troisième position lors des dernières élections… alors même qu’il menait sa campagne depuis sa prison.

Et là, effectivement, le candidat de l’opposition kémaliste Kemal Kiliçdaroglu pourrait, si ce n’est conclure une alliance, en tout cas obtenir du HDP qu’il ne propose pas de candidats. Ce qui profiterait très probablement à l’opposition.

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